dimanche 19 décembre 2010

Maudit bordel!

Je travaille cette année avec un grand gaillard qui porte un sac à dos
émotif vraiment plein.  Il a une histoire familiale un peu mêlée, un parent qui
ne voit que  lorsqu'il décide qu'il a le temps et le goût de le faire et un petit
 frère «on the way». Des difficultés scolaires viennent couronner le tout.
Personne n'est étonné que son estime personnelle et sa perception de
ses capacités scolaires soient cachées sous le plancher.

Quand il atteint son «trop plein», ses poings montent à la hauteur de son visage et
les coups pleuvent sur peu importe qui se trouve tout près.

Dans la classe, au cours des dernières semaines, après qu'on ait mis un système de
«soupapes» avec lui, j'ai vu apparaître sur son visage, de petits sourires, un
minimum de contentement. J'étais contente. Je me disais qu'il était maintenant
temps de lui démontrer, de lui faire prendre conscience de tout ce qu'il réussit à
faire et de tenter de l'en convaincre. Nous avons eu quelques moments de fou rires,
quelques confidences... J'ai même entendu de sa bouche : «Est-ce que tu pourrais
me réexpliquer pendant la récré» à deux reprises!

Hier matin, je me suis rendue au cinéma pour aller voir une comédie.
J'ai profité du temps clément, je m'y suis rendue à pieds, Ariane Moffatt
dans les oreilles. Je voulais goûter à ce petit samedi tranquille.

Dans la file à l'entrée du cinéma se tenait mon grand fafouin avec sa grand-mère.
Je me suis empressée de lui faire un clin d'oeil et un sourire. Il  a baissé la tête.
Il s'est mis à pleurer. J'ai été vraiment touchée. Ce grand garçon est d'ordinaire fier
et orgueilleux. Ce qui lui arrive doit être grave, sa réaction est inattendue.
Il avançait au rythme des gens qui étaient devant lui, yeux fixés sur le plancher.
J'ai acheté mon billet, soucieuse et un peu perturbée par son état.

Le voyant au comptoir à confiseries, je me suis approchée de lui.
«Ça va? J'peux t'aider?»

« Ça va pas ben pantoute. Je suis ici pour me changer les idées.
  Il y a à peu près 30 minutes, j'ai appris que mon père venait de se faire tirer.»

«Est-il correct? Et toi, comment te sens-tu?»

«Il est à l'hôpital.  Ma mère ne me l'a pas dit tout de suite. Je suis vraiment fâché.»

Le voyant pleurer à chaudes larmes, j'avais vraiment envie de le prendre
par les épaules et lui démontrer ma sympathie, mais ce n'est pas quelque chose
qu'on fait à un gaillard de sa tremps, surtout en public.

«Qu'est-ce que tu t'en vas voir?»

«Ma grand-mère a choisi Narnia. Au fond, j'm'en c****.
  J'voulais juste pas être à la même place que ma mère.»

Je n'ai pu faire autrement, je l'ai félicité. Je lui ai dit que j'étais vraiment
contente que ses poings n'aient pas été utilisés depuis qu'il a appris la nouvelle.
Je l'ai félicité d'accepter de pleurer. C'est pas facile à faire. Il faut beaucoup de courage.

«Est-ce que je peux faire quelque chose ...»

« Te dépêcher. Je pense que tu vas manquer le début de ton film.»
En finissant sa phrase, un petit rictus s'est dessiné sur son visage.
J'ai souri.  Je lui ai tendu mon billet de cinéma sur lequel j'ai inscrit mon courriel.
«Si tu as besoin de quoi que ce soit, n'hésite pas.  Je peux te lire et t'écouter..»
Il a mis le papier dans sa poche et s'est acheté pour 15$ de bouffe.
Je n'ai pu faire autrement que le regarder de loin, les mains pleines,
le visage mouillé, suivre sans trop de conviction l'adulte qui l'accompagnait.

Je me suis rendue dans la salle où mon film était projeté et effectivement,
j'avais manqué les premières minutes. J'étais bien contente d'entrer dans le noir:
maintenant, c'est moi qui avait le visage bouffi, les yeux rouges et les joues humides. 

Je trouve ça tellement injuste: il n'a que 12 ans et il a une vie tellement plus difficile
que la mienne ne l'aura jamais été... Bien que matériellement il ne manque de rien,
il se sent comme une fourmi dans un monde de géants attendant nerveusement
la prochaine épreuve qui pourrait peut-être l'écraser définitivement.
Chaque fois qu'il entre à l'école, je me dis: « La choses la plus importante
aujourd'hui, c'est qu'il se sente en sécurité dans la classe, qu'il sente qu'il a sa place
et qu'il a le droit de se tromper, de recommencer et que malgré tout, qu'il peut être
lui-même dans tout cela.»

Je ne peux pas croire que mon fafouin devra négocier avec cette tragédie,
et ce, à quelques jours de Noël. Je suis fâchée contre les événements.
Après 4 mois de «danse», à faire deux pas en avant pour un en arrière,
après avoir eu la chance de vivre quelques moments plus calmes,
plus agréables, le voilà reculé de combien de pas? Je me sens impuissante,
j'aimerais lui permettre un petit répit, un moment où rien de plus ne pourrait
s'ajouter à son malheur. Malheureusement, je ne peux faire plus. C'est une
des limites de mon métier qui me fait damner... Rien ne justifie la misère
des enfants avec qui je travaille. RIEN.

J'ai bien hâte de lui voir la binette demain matin.
J'espère que ses poings seront restés dans ses poches et qu'il se sera donné le droit
de pleurer un bon coup. J'espère aussi qu'il aura trouvé un moyen, des infos
qui le rassureront, un tant soit peu.

Enseigner, c'est travailler avec des humains, qui vivent des situations humaines
qui les dépassent parfois et qui les rendent indisponibles à la structure scolaire,
aux programmes et aux exigences ministérielles.
 
Je ne peux m'empêcher d'avoir un peu d'admiration pour ce petit.
Je serais la première à courber l'échine devant cette épreuve supplémentaire.
C'est un grand gaillard devra encore s'acclimater à un maudit bordel.
Je vous le dis, c'est un grand héro. Tout de suite, maintenant
plus grand que moi en tous cas.

mercredi 1 décembre 2010

Mieux ou possible???

Certains diront que j'ai trop de temps libre.
Certains diront que je m'amuse à «couper les cheveux en quatre»...
Il y a déjà quelques semaines que je jongle avec ces deux concepts
et je vous dirais que cela a animé une discussion intéressante entre amis
dernièrement. Je pense que ma réflexion s'est amorcé suite au visionnement
du deuxième webépisode de la Déséducation sur l'inertie des profs. 

Alors, voilà la base de mon questionnement:
Un professionel fait-il de son mieux ou fait-il son possible?
Vous me direz que c'est un débat futile, que les deux expressions s'équivalent,
que sont deux façons d'exprimer la même chose...
Il m'apparaît pourtant qu'il y a une différence notable.

Pour moi, faire de son mieux est une chose individuelle, personnelle,
tandis que faire son possible est une chose collective.

Faire de son mieux, c'est ce que tout un chacun fait quotidiennement.
Préparer ses cours du mieux qu'on peut en se basant sur
le programme de formation et depuis septembre, la progression
des apprentissages. Tenir compte de la nature de la composition de
notre groupe, des besoins d'apprentissage de nos élèves,
des ressources matérielles disponibles, du temps que l'on peut y accorder.
Encadrer, user d'une gestion de classe dans laquelle nos connaissances  et
notre expertise en pédagogie peuvent s'épanouir...

Faire tout son possible, c'est essentiellement quelque chose de collectif.
C'est l'expertise de chacun, ses connaissances, ses capacités
qui sont partagés, assumés, non pas pour un profit personnel, mais dans
l'optique d'un projet commun, d'une «espérance» commune.
Ce n'est qu'ensemble qu'on peut faire tout ce qui est possible
pour nos élèves.

En écrivant ces mots, j'ai une petite pensée remplie de tendresse pour
un collègue qui s'est confié gentiment à moi ce soir.  Je le vois, depuis
le mois de septembre,  positif, à l'écoute des besoins de ses petits élèves,
de la réalité de son groupe. Je le vois être créatif pour inventer des moyens
de stimuler et rejoindre ses trois élèves allophones.  Je le vois mettre, du temps,
des heures, plein de bonne volonté. Je le vois être disponible pour les
parents, soucieux de porter un regard juste, professionnel sur ses petits protégés.
Je le vois demander de l'aide, se questionner, consulter... Malgré qu'il fasse
un travail extraordinaire, je le sens insatisfait, concerné, soucieux et surtout.... fatigué.

L'inertie des profs ne vient peut-être pas simplement du fait qu'on ne veuille
pas faire de vagues, qu'on est trop conciliant.  Avec ce que j'ai pu observer
de mes dix années d'expérience, l'inertie pourrait peut-être aussi s'expliquer
par nos vases clos. Chacun dans son petit vase, à tenter de rendre
chaque seconde et notre investissement profitable, à tenter de tout concilier
et.........malheureusement à s'essouffler.

Est-ce qu'on ne parle pas de l'ensemble des gens qui travaillent dans une école
en utilisant les termes «équipe-école»?  Dans une équipe de basket, un joueur
qui joue seul, qui monte le ballon sans faire de passe à ses coéquipiers qui seraient
peut-être mieux placer pour marquer n'est pas utile à son équipe. Un enseignant
qui «se démène comme un diable dans l'eau bénite», qui fait de son mieux, au quotidien,
doit avoir la possibilité de «faire des passes», d'obtenir un espace pour avoir
un peu de répit et obtenir aide, soutien, écoute.

À qui revient la responsabilité de s'assurer que la «magie» s'opère?
La direction de l'école. Évidemment.
Par contre, je pense que chacun doit mettre l'épaule à la roue, personnel enseignant,
comme professionnels.

Un milieu de travail où les classes sont ouvertes, où le matériel peut être partagé,
où le décloisonnement est possible, où la formation, les ressources didactiques
sont accessibles, où chacun accepte, à son rythme, de se mettre en mouvement
pour le bénéfice de tous, mais surtout des élèves.... Voilà ce qui, à mon avis,
assure que faire tout notre possible peut se concrétiser.

Voilà mon ultime souhait : que chacun fasse de son mieux dans l'objectif qu'on
puisse faire ensemble tout notre possible pour nos élèves et ainsi les aider à réussir
et à s'épanouir.